mercredi 31 décembre 2008

"Je hais la valse"

Demain, à 11 heures 15 pétantes, on ne change pas un rituel qui gagne et qui rapporte gros, on dit qu’il devrait y avoir environ un milliard de paires d’yeux pour regarder… et écouter, un peu aussi, sans doute, la grand-messe cathodique de musique classique de l’année, concert de Nouvel an à Vienne, cette année c’est Daniel Barenboim qui s’y colle. Bientôt Pierre Boulez, qui sait, sur un malentendu…
Indigestion de musique à trois temps en perspective... C'est Bruno Mantovani, l’un de nos plus brillants et jeunes compositeurs, qui déclare, sans ambages, dans les colonnes du Monde de la Musique : « Je hais la valse ». Précision : « Je hais la valse, la valse pure et dure, le genre « poum… pla pla / poum pla pla… » n’évoque rien pour moi. Je peux même dire que la valse viennoise typique me révulse. Elle évoque le concert du 1er janvier à Vienne qui est la plus réactionnaire des manifestations musicales ». CQFD
Notez qu’un certain Frédéric Chopin, en son temps, ne disait pas autre chose. En 1831, le compositeur est à Vienne, la valse est partout, dans les salles de bal, dans les concerts en plein air, Chopin en est… malade. « Ici, note le Polonais, les valses sont considérées comme des ŒUVRES, et l’on appelle chefs d’orchestre Strauss et Lanner qui jouent pour les faire danser. Je n’apprends rien de ce qui est par essence viennois, je ne sais danser convenablement aucune valse… cela suffit ! ». Petit addendum : « Si j’écris une valse un jour, j’annule tout ce que je viens de dire ». C’est signé Bruno Mantovani, Chopin n’eut pas dit mieux…

(France Musique, 31 décembre 2008) - Photo D.R.

mardi 30 décembre 2008

C'est la crise (de la culture)

Il est sûr que le petit air de la crise aura bon dos lorsqu’il s’agira de tailler sévèrement dans les budgets de la culture. qobuz.com rappelle à juste titre qu’en Italie, le serrage de ceinture avait commencé bien avant le krach des places financières. Aujourd’hui, la rumeur voudrait que près d’un milliard de dollars consacré à la culture disparaissent du budget du gouvernement italien dans les trois prochaines années. Selon Silvio Berlusconi, l’existence, sinon la subsistance de chaque théâtre, de chaque musée et autres sites archéologiques serait un « luxe », c’est le mot du premier ministre italien. Premières visées, les maisons d’opéras. L’Italie comporte quatorze établissements lyriques, trois d’entre eux, Gênes, Naples, et Vérone sont au bord du dépôt de bilan. « Les théâtres vont devoir trancher, estime Sandro Malatesta, trompettiste à la Scala, et patron surtout, du syndicat le plus puissant de la maison milanaise. Trancher, c’est-à-dire continuer à payer les salaires et réduire le budget des productions. Ou bien licencier et produire moins d’opéras… disons… grandioses. »

Passons les Alpes, et retour en France. « La question de la suppression du ministère de la Culture peut se poser ». Déclaration qui devrait faire des vagues, surtout quand elle est signée d’un ancien locataire de la rue de Valois. Dans les colonnes du Monde daté de ce jour, Jean-Jacques Aillagon estime « qu’aucun autre ministère n’est obsédé par sa propre existence, au point d’être devenu une machine à communiquer. Hypertrophie du discours cultivant l’illusion que le ministère de la Culture peut et doit tout faire, poursuit l'ex-ministre, mais la réalité est bien différente. La question de la suppression de ce ministère est politiquement taboue, mais elle peut se poser » conclut donc celui qui règne actuellement sur le château et les jardins de Versailles. Notez que par les temps politiques qui courent, l’on ne saurait tenir meilleur discours pour postuler, précisément, à ce maroquin si menacé mais tant convoité. C’est cynique, mais ça marche toujours. Et pendant ce temps, à Versailles, justement, rien ne va plus, les princes de sang bleu voient rouge, Jeff Koons est prolongé, on fait du business, c’est la crise…

(France Musique, 30 décembre 2008)

lundi 29 décembre 2008

"La musique n'est pas séparée du monde"


Deux nouvelles du monde comme il va, en cette fin d’année 2008, deux nouvelles publiées le jour de Noël, elles vous auront peut-être échappé entre la tranche de foie gras et la bouchée de chapon farci. J’y reviens. La première, entendue sur les ondes d’une radio périphérique.
Après le clip d’entreprise, ou bien encore les journées de séminaire, voici une nouvelle trouvaille de management pour mobiliser ses troupes en temps de crise : l’hymne d’entreprise ! Ca se passe à New Dehli, en Inde, où une société a donc demandé à chacun de ses employés de trouver trois mots associés à l’établissement. Après quoi un compositeur s’est inspiré de ces termes pour écrire un hymne.
« Qui dira que les entreprises ne se mettent pas en quatre pour exhorter leurs employés » commentait l’un de nos zélés confrères, dont par pudeur je tairai le nom - je ne suis pas tout à fait sûr qu’il fallait entendre un quelconque second degré dans son propos.

« La musique peut engendrer la paix et la stabilité démocratique ». Propos tenu par Ahmad Sarmast à l’hebdomadaire Die Zeit, repris par le quotidien Le Monde, daté du jour de Noël. Ahmad est le fils d’un compositeur classique, et lui-même le premier docteur en musique de son pays, l’Afghanistan. Et Ahmad Sarmast a décidé de créer à Kaboul un conservatoire national et un orchestre philharmonique.
"Mais par où commencer quand tout fait défaut, à l’exception des élèves qui à terme, explique la journaliste du Monde, seront 300, dont au moins un tiers de filles et la moitié d’orphelins ?" Par quoi commencer… eh bien par le commencement, les instruments… 200 au total, que l’Association des marchands de musique d’Allemagne va faire parvenir dans la capitale afghane d’ici la fin du mois de janvier. Dans le futur conservatoire de Kaboul, on étudiera la musique classique, mais aussi le jazz, la pop et la musique traditionnelle afghane. « La musique n’est pas séparée du monde » notait Daniel Barenboim dans son dernier ouvrage. La musique éveille le temps, et un peu d’espoir d’où l’on pensait pourtant en attendre le moins…
(France Musique, 29 décembre 2008)

mercredi 24 décembre 2008

Les plus grands orchestres du monde (2)



Vous vous rappelez le top five, les cinq plus grandes phalanges de ce monde, classement établi au début de ce mois par le magazine britannique Gramophone. Allez, petite session de rattrapage, le Concertgebouw d’Amsterdam était tout en haut, sur la première marche du podium, Berlin, Vienne, le London Symphony et Chicago lui emboitaient le pas. Et pas un orchestre français dans ce top 5 - le contraire eut détonné - mais pas un orchestre français non plus parmi les 20 meilleurs, là où, pour ne prendre qu’un exemple frappant, le jeune orchestre du festival de Budapest s’installait en 9ème position, entre Dresde et Los Angeles, sacrée performance. Emmanuel Dupuy y revient, dans la toute fraîche livraison de Diapason. "Il serait tentant, note l’éditorialiste, de balayer d’un revers de main ce genre de palmarès. Toujours le même trio de tête, au-delà quelques ensembles dont la valeur n’est pas aussi incontestable qu’on veut bien le croire. Mais, ajoute Emmanuel Dupuy, casser le thermomètre n’a jamais empêché la fièvre. Nos orchestres, c’est un fait, souffrent d’un déficit d’estime, et cela ne date pas d’hier."
Première question, "s’est-on jamais donné les moyens de nous hisser parmi l’élite du concert des nations ? La réponse est non", estime le journaliste. "Affaire de moyens immobiliers tout d’abord, même si la Philharmonie tant attendue devrait enfin sortir de terre dans les prochaines années… Affaire de moyens humains, ensuite. Combien de fins de règnes achevées dans la discorde, voir l’exemple le plus récent, Christoph Eschenbach à l’Orchestre de Paris. Et que dire l’esprit de fronde, voire l’indiscipline de nos musiciens. Il y a belle lurette qu’un Abbado a renoncé à diriger un orchestre français. Il y a donc matière et urgence à réformer, les nuages accumulés sur notre paysage symphonique, conclut l’éditorialiste, ne sont pas une fatalité. Pour preuve, la vigueur, la vivacité de nos formations baroques." J’ajouterai que lorsque nos orchestres, mais les grands chefs qui devraient aller avec, au quotidien, font un pas les uns vers les autres, et travaillent, en bonne intelligence, il y a certaines soirées de concerts qui ne s’oublient pas. Celle qui s’annonce ce soir, Salonen (Photo D.R.) et le Philharmonique de Radio France, devrait en être une...

(France Musique, 19 décembre 2008)

Un Gai Ecclésiaste

De son propre aveu, le pianiste Andrei Vieru a beaucoup lu et beaucoup fréquenté Cioran. Il en fut le lecteur passionné, "son talent, sa virtuosité m’y avaient forcé, écrit le musicien dans ce recueil d’essais intitulé Le Gai Ecclésiaste (Seuil). Cioran, à l’instar d’un Mauricio Kagel, ont incarné merveilleusement leur époque : celle du second degré. Ils furent de ces hommes célèbres dont on ne sait s’il faut les fuir ou les soigner, mais sur lesquels chacun se précipite dans l’espoir, vague, de se contaminer un peu..."
Mais dans ces chroniques joyeusement paradoxales, Andrei Vieru, lui, se dévoile davantage comme un libre penseur, d’une écriture sans fioritures et d’un premier degré tonique et réconfortant. Un interprète, fier, mais sans illusion. Et d’ailleurs, pourquoi jouer de la musique ? « Gagner sa vie, écrit Vieru, est sans doute un but honorable, mais jouer une œuvre n’a de sens que si l’on en propose une lecture qui rende caduques toutes les autres, passées et surtout futures » Mais les temps, en musique comme en toutes choses, sont davantage à l’autobiographie, sinon à l’autofiction. C’est l’époque du « culte du personnage dépositaire narcissique de sa singularité », je cite Vieru, voir les Horowitz et Argerich qui ne nous épargnent rien de leurs humeurs et de leurs angoisses, là où un Miles Davis a toujours mis sa biographie entre parenthèses. Itou d’ailleurs pour un Michelangeli, "l’un des plus grands interprètes de tous les temps", écrit Andreï Vieru. Vouloir conquérir le monde sans se corrompre, plaire sans en afficher le souci… Etre ou ne pas être sincère, la question n’a de sens que si l’on entend se livrer…

(France Musique, 18 décembre 2008)

Schütz, Bach, Luther et l'Europe

A quelques semaines de la prochaine folle journée nantaise, il faudra lire l’essai érudit et formidablement éclairant de Gilles Cantagrel, De Schütz à Bach, la musique du Baroque en Allemagne, le livre vient de paraître chez Fayard/Mirare. Où l’on comprendra, en vérité, tout ce qui nous sépare de nos voisins allemands, ce qui pourrait nous rendre certainement un peu jaloux d’eux, aussi. "Une société, écrit Gilles Cantagrel, où la musique est si essentielle qu’elle est devenue, en un demi-millénaire, métaphysique et nourriture indispensable". "Il me semble que je perdrais beaucoup s’il me manquait le peu que je sais de musique" avouait Luther en son temps, et il ajoutait ceci : "Quiconque n’aime ni les femmes, ni le vin, ni le chant, celui-là est un fou, et le sera sa vie durant". Nietszche ne dira pas mieux, sinon plus stupéfiant, quelques siècles plus tard, "sans la musique, la vie serait une erreur". Aventure singulière, donc, que cet essor de la musique dans l’Allemagne luthérienne. Mais c’est que cette histoire ne fut pas seule affaire nationale, mais une vraie entreprise européenne, et c’est bien là l’une des vertus cardinales de cet essai de Gilles Cantagrel. Traité de musicologie, traité d’histoire, mais à sa façon un plaidoyer militant et politique. "S’il est vrai que l’Allemagne de Luther fut terre de mines et de forêts, s’il est vrai que les maîtres allemands ont révolutionné le monde par le dedans, il est tout aussi vrai qu’un Schütz contracta le virus baroque à Venise", écrit l’essayiste. Un Telemann savait dire sa fascination pour l’authentique et la barbare beauté de la musique polonaise. Quant à Bach, inutile de souligner sa boulimie de connaissances et sa culture encyclopédique. "Aussi loin qu’on est allé dans la musique, notait un observateur de l’époque, aussi loin y-a-t-on trouvé des Allemands." Mais avec eux, l’édification d’une Europe musicale.
(France Musique, 17 décembre 2008)

D'un contemporain capital

A part quelques happy few, et quelques amoureux de son verbe singulier, plus personne aujourd’hui ne lit Paul Valéry, La Soirée avec Monsieur Teste, La Jeune Parque, bien sûr, et plus encore ses Cahiers. Non seulement faudrait-il le relire, mais, dans le même temps, lire sa biographie, tant le parcours privé éclaire l’œuvre, et tant il fut, aussi, l’expression n’est pas de moi, le « contemporain capital » du 20ème siècle. Michel Jarrety a consacré cette année plus de 1000 pages à Paul Valéry (chez Fayard). Et s’il ne fallait parler que musique, il en est des pages entières. Wagner, bien sûr. Le choc initial, fondateur, le jeune Valéry savait à peu près son solfège pour pianoter d’un doigt un peu de Tannhaüser, de Tristan mais surtout de Lohengrin. « Cette musique m’amènera, écrivit un jour Valéry à André Gide, à ne plus écrire ». Tous les grands musiciens de son temps, Valéry les croisa, les côtoya, travailla avec eux. Debussy, Fauré, Vincent d’Indy, Stravinsky, la création du Sacre du Printemps... « Combien je me suis ennuyé au Sacre, confiera plus tard le poète. Mais comme j’ai joui, ce soir-là, de voir X qui pleurait, Y qui se tordait les poings d’une fureur que j’espérais fausse, Z qui injuriait une loge. Je ne m’ennuyais que dans les applaudissements beuglés par la musique de Stravinsky tout seul. Mais j’applaudissais aux moments qu’il fallait, par peur de la solitude… et puis par bonne volonté ». Il y a ce Nijinsky, « l’étonnant et équivoque Nijinski, dans son justaucorps bleu de nuit en velours, ses cuisses énormes, gantées de blanc de craie, son sourire, sa perruque d’or, Nijinski qui saute, bondit avec ses doigts claquants, comme sur une éternelle musique intérieure ». Tout ce beau monde qui se retrouve chez Nadia Boulanger, ces soirées on l’on discute longuement sur le rythme, « dans la presque nuit ». Ravel, un temps son voisin, à Londres... « Ravel siffle en se rasant dans la chambre à côté, note Paul Valéry. Compose-t-il ? » Valéry et son éternelle interrogation, à quoi bon continuer d’écrire… « Je songe que ce que nous avons tant de peine, poètes, à balbutier, un accord de musique l’épuise »…

(France Musique, 15 décembre 2008)

L'homme animal


L’opéra de Paris célèbre ces jours-ci ses monstres sacrés, Béjart, et puis Rudolf Noureev (photo, D.R.) : on reprend pour les fêtes sa chorégraphie de Raymonda. De la présence d’un héros, 16 ans, bientôt, après qu’il eut disparu. Violette Verdy, qui fut juste avant lui, la directrice de la Danse à l’Opéra, raconte, « le mystère du choc total, la rencontre avec Rudy. Une danse qui s’imposait comme l’expression d’un combat, d’une victoire, d’un destin. Extrêmement sauvage et extrêmement sophistiquée. Le classicisme le plus pur et le plus raffiné s’y imprégnait de sensualité et de paganisme. Noureev, c’était violence et tendresse. Fougue tatare et haute école. »
Monstre sacré, disais-je, et pour comprendre chacun de ces termes dans son acception précise, il faudra lire la biographie conséquente et sans complaisance que Julie Kavanagh a consacré à Noureev. La traduction tarde à venir en France, mais le New Yorker en avait fait un compte rendu exhaustif.

« L’homme animal », ainsi que l’avait surnommé François Truffaut, l’enfant sauvage qui résista au communisme. « We want Rudy in a Nudy » criaient les fans, "nous voulons Rudy nu", et Dieu sait que cela lui plaisait, à Noureev, lui qui était tant obsédé par la scène, par le succès, par lui-même. Noureev qui laissait tomber les ballerines qui ne lui plaisaient pas, qui déchirait ses costumes, qui lançait des thermos dans le miroir. Noureev, qui fractura la mâchoire, un jour, d’un collègue rétif à ses remarques. Le chorégraphe Jerome Robbins, après une répétition un peu mouvementée, avait eu ce mot : « Noureev est un artiste, un animal... et un con ». En deux mots, un monstre sacré. Une vie d’homme brûlée et perdue dans l’art. Tour à tour Faune et Corsaire, Pierrot lunaire, Roméo et Petrouchka, Apollon Musagète, Quichotte et Oiseau Bleu. Un héros de notre temps. Un grand feu dévorant.

(France Musique, 12 décembre 2008)

100 ans, c'est tentant !

Disparus ou encore fringants, les centenaires n’ont jamais été aussi tendance, Lévi-Strauss il y a quinze jours, hier Olivier Messiaen dont on commémorait l’anniversaire de la naissance, et donc Elliott Carter aujourd’hui. 100 ans tout juste, et la pensée musicale toujours en éveil. Et si, d’ailleurs, le secret de cette longévité résidait dans l’intimité-même de la musique du New Yorkais, ce rapport singulier au temps que Stravinsky avait été l’un des premiers à souligner ? Le temps, la façon dont il s’écoule, savoir et devoir sacrifier son temps aussi, à la composition et à l’élaboration d’un nouveau langage. Hier, pensant à Elliott Carter, je relisais Ned Rorem. Autre compositeur américain, et s’il n’est pas majeur, loin s’en faut, au point de Carter, Ned Rorem vous le savez est par ailleurs un formidable diariste. "Le plus décourageant, écrit-il dans son Journal parisien des années 50 - c’est donc un tout jeune homme - serait que les gens disent, en apprenant ma mort : « Dommage qu’il n’ait pas laissé de chef d’œuvre qui fasse de sa disparition une tragédie au lieu d’une farce ». Chaque jour, note ailleurs Ned Rorem, je me demande de quelle manière je mourrai. Bien entendu, je suis persuadé que ce sera… violent, désagréable et bientôt. De la main d’un ami, près du boulevard de Clichy. Lors d’une rencontre de passage, ou à la guerre. Peut-être est-ce la peur qui me fait écrire cela, mais j’ai l’impression que je mourrai d’une « certaine manière ». Il arrive à certains de mourir, vraiment, d’une certaine manière. Julien Green mourra d’une certaine manière. Boris Kochno le veut, mais cela n’arrivera probablement pas. D’autres gens ne font que mourir, qu’ils soient jeunes ou vieux. Ou bien parfois la surprise est grande. A qui le tour ? William Kappell. Un accident d’avion, est-ce quitter la terre ou y retourner d’une façon retentissante ? A qui le tour ? Dinu Lipatti. Voilà ce qu’est d’avoir trente ans et de connaître le changement et la mort…"

(France Musique, 11 décembre 2008)

Pas de scandale (2)


Pas de scandale, vous disais-je hier, à la Scala de Milan, devrais-je préciser juste un tout petit scandale qui suffit pourtant à échauffer les gazettes italiennes, sans discontinuer, depuis dimanche. Hier encore une page entière dans La Reppublica, « Il day after della Scala », "le jour d’après la Scala", sans doute ne fit-on pas titre plus sensationnel au lendemain de l’élection de Barack Obama. Pour ceux qui auraient manqué l’épisode précédent, je résume, donc. Un ténor, Giuseppe Filianoti, rien moins que le rôle-titre de ce Don Carlo d’ouverture de saison, fut évincé au lendemain de la générale, au prétexte qu’il n’était pas du tout, mais alors pas du tout en voix. Remplacé, au pied levé, par l’Américain Stuart Neill, oui mais voilà, ainsi que le note Jean Cabourg sur forumopera.com, le dit Stuart Neil fut juste « pitoyable ». "Povera Scala, pauvre Scala où l’on assista dimanche soir à « l’effondrement du chant verdien". Oserais-je ajouter, au risque de mal me faire voir, que le valeureux remplaçant n’avait pas non plus tout à fait le physique idéal d’un Carlo, que ses contemporains ont plutôt peint malingre et souffreteux. La faute à personne, mais la télévision et ses gros plans sont cruels. Attention, cependant, qu’à l’opéra, et dans la musique classique en général, le physique, le look ne l’emportent aujourd’hui sur tout autre considération artistique. C’est le coup de gueule ce mois-ci, du chef, Donald Runnicles, dans les colonnes de BBC Music. Pour mémoire, la fameuse affaire Deborah Voight, évincée, vous le savez, de la scène du Covent Garden, c’était en 2004. Le metteur en scène n’avait pas apprécié l’embonpoint généreux de la chanteuse. "Attention, prévient Runnicles, de ne pas jeter les divas avec l’eau du bain. Les déhanchés avantageux de quelques jeunes et jolies violonistes serviraient-ils mieux la cause de Beethoven ? Assurément pas."

Pendant ce temps, Broadway prépare sa rentrée théâtrale. A l’affiche, au mois de mars, une pièce, intitulée 33 Variations. Et pour percer le secret des Diabelli de Beethoven, qui donc, sur les planches, je vous le donne en mille. Une ex-Barbarella, l’inoxydable Jane Fonda, parce qu’elle le vaut bien et la cause de la musique sans doute un peu (avec) aussi…

(France Musique, 10 décembre 2008)
Portrait de Don Carlos d'Espagne (Sofonisba Anguissola, vers 1566. Huile sur toile. D.R.)

Pas de scandale


A peine deux ou trois sifflets pour accueillir avant-hier soir le Don Carlo qui ouvrait la nouvelle saison de la Scala, décidément Milan et ses « loggionisti », ceux du poulailler, ne sont plus ce qu’ils étaient - au moins lorsque Roberto allait y pousser le contre-ut, y-avait-il un tout petit plus de sport. Mais maintenant que le surintendant Lissner vire les ténors avant même qu’ils aient passé l’épreuve de la première, avouez que cela n’est pas drôle du tout.
(Presque) plus de scandale à la Scala, on se consolera donc en lisant l’ouvrage, qui vient de paraître de Hélios Azoulay Scandales ! Scandales ! Scandales ! Histoires de chefs d’œuvres que l’on siffle. Et de la volupté d’être sifflé… Rappelez-vous Cyrano, acte 2 scène 8, « Eh bien ! oui, c’est mon vice. Déplaire est mon plaisir. J’aime qu’on me haïsse ».
Alors, histoires de scandales, d’imbéciles effroyables, de cabales sordides, de coups de feu et de banquettes qui volent, ce livre est absolument délicieux et rappelle quelques grandes heures. Et bien sûr, l’affaire du Sacre, que l’on cite souvent, mais la connaît-on dans les détails ? « La crasse du tympan », comme l’avait dit Marcel Duchamp. 29 mai 1913, le Théâtre des Champs Elysées ouvre, flambant neuf. Jean Cocteau, qui décrit le public de cette soirée historique a du boulot, la salle est bondée. « Public mondain, décolleté, harnaché de perles, d’aigrettes, de plumes d’autruche. Côte à côte avec les fracs et les tulles. Mille nuances de snobismes, sur-snobismes, contre-snobismes, nécessitant à eux seuls un chapitre ». Vous me direz que les choses n’ont guère changé côté salle. Sauf que ce soir-là les élégantes cracheront au visage des partisans de Stravinsky, les hommes se battront, se demanderont réparation. Nijinsky (photo, D.R.) dans la coulisse, le visage aussi blanc que sa chemise. Pierre Monteux, dans la fosse, fut imperturbable, ou presque. La beauté en état de choc. « Nous étions excités, furieux, dégoûtés et… heureux », commentera le compositeur. Ce soir, 9 décembre 2008, l’Opéra Bastille reprend Le Sacre du Printemps, chorégraphie de Béjart. Mais il y a fort à parier, hélas, qu’il n’y aura pas de scandale…

(France Musique, 9 décembre 2008)

Rappel à l'ordre de l'amour

L’intrépide est celui qui ne craint pas le danger, l’audacieux, le brave, le hardi, et c’est Hervé Guibert, lui-même, avant de disparaître, qui avait envisagé que ses articles parus dans Le Monde, entre 1977 et 1985, fussent recueillis sous ce titre-là. Ils paraissent aujourd’hui chez Gallimard, Articles intrépides d’un jeune homme qui a 22 ans seulement lorsqu’il commence de signer. Tous ceux qui comptent dans la vie artistique de l’époque, vous les croiserez au fil des pages, sans exclusive. Boulez et Chéreau à Bayreuth, Gilles Deleuze et Adjani, Godard et Bernard-Marie Koltès, Balthus et Robert Bresson…
A sa façon, Hervé Guibert fait ses Mythologies barthésiennes, le journaliste, l’écrivain a le sens de l’icône mais le regard tendrement dérisoire qui va avec. 11 avril 79, Guibert visite une exposition Callas au musée Carnavalet, à Paris, « la seule ville du monde, note-t-il, qui n’a pas invité la Callas durant ses heures de gloire. Mais c’est là qu’elle meurt, dans son appartement du 36 avenue Georges Mandel, où elle vit avec un couple de domestiques italiens, et ses deux caniches nains, gris et blanc, Pixie et Djedda ». Qui d’autre que Guibert pour noter cela, qui d’autre que lui pour aller voir Dalida, dans ce petit château du 18ème arrondissement "où tout se finit en « –a », le nom de la bonne, Andréa, celui du carlin, Pacha", enfin Dalida, qui lui dira du Brecht dans le texte, « Oubliez tout ce que je vous ai dit, soyez le personnage ». Des mythes, donc, les icônes du temps, Boulez et Chéreau à Bayreuth, mais dans la cantine souterraine du Festspielhaus, les Walkyries qui poussent leurs plateaux. Le portrait sensible de Monsieur Vervliet, le perruquier de l’Opéra de Lille, le petit homme terne et fatigué au milieu des chignons Traviata et des scalps de Madame Butterfly. Un spectacle de Pina Bauch au théâtre de la Ville, en 1982. « C’est le rappel à l’ordre de l’amour » écrit Hervé Guibert. « Une note vibrante, sur la seule musique d’un violoncelle. La mémoire conservera peu de choses de ce spectacle sinon la certitude de quelque chose de capital, quelque chose qu’on doit se dire, et qui là est dit, une fois pour toutes, mieux que jamais, et si raidement, si purement, qu’on en tremble, qu’on en a la parole coupée, et qu’on sort le cœur blessé et pansé, baigné d’un effluve de larmes ».


(France Musique, 5 décembre 2008) - Photo : La machine à écrire (Hervé Guibert, 1982) D.R.

Du beau et du faux

J’ai bien cru devoir me pincer, l’autre jour, en lisant dans l’hebdomadaire Marianne et sous la plume de notre confrère Benoît Duteurtre, l’once d’un début d’éloge de Pierre Boulez, « l’un des chefs essentiels de notre époque »… osait notre audacieux confrère. Mais c’était pour mieux occire le compositeur, une nouvelle et énième fois, « Boulez, penseur de la musique surtout connu pour son sectarisme ». L’auteur polémique du Requiem pour une avant-garde n’en aura donc jamais fini de ronger le même os, on se dit que les années passant il doit commencer à laisser un drôle de goût, un peu aigre, un peu amer...
Mais "est-ce à dire que la critique musicale qui a malmené Berlioz, éreinté Stravinsky et assassiné Schoenberg aurait-elle toujours tout faux ?" Question posée dans les colonnes de Diapason, ce mois-ci. Déjà en son temps, rappelle Emmanuel Reibel, Bach dut essuyer des critiques qui nous semblent incongrues aujourd’hui. Faut-il rappeler que Berlioz a méprisé Schumann, Wagner honni Mendelssohn. Faut-il rappeler ce mot d’un certain… Pierre Boulez, « si l’on me démontrait que Schubert a vraiment fait de la musique, cela signifierait que moi, je n’en ai pas fait ». Tout le monde peut donc se tromper… et de la subjectivité du beau, « pour que la critique commette des « erreurs », écrit Emmanuel Reibel, il faudrait in fine que les œuvres aient une valeur objective. Or depuis le 18ème siècle, le Beau ne se détermine plus de façon absolue : on ne saurait juger d’une œuvre en fonction de règles prédéfinies ou d’un canon esthétique. »

Allez, un court florilège pour conclure. Dans Gil Blas, en 1905, et sous la plume d’un certain Louis Schneider : « A force de regarder la mer par le petit bout de la lorgnette, comme le fait monsieur Debussy, il vous donne l’impression du bassin des Tuileries ». Debussy, justement, qui salua Le Sacre du printemps par ces mots : « Une musique de sauvage avec tout le confort moderne ». Beethoven, enfin, l’un des premiers visés par la critique. A propos de sa Deuxième symphonie ? « Un monstre grossier, un dragon blessé qui se débat furieusement, qui ne veut pas mourir mais qui s’épuise jusque dans le Finale à frapper de sa queue enragée tout ce qui l’entoure ».
(France Musique, 2 décembre 2008)

Saint-Ambroise

Dimanche prochain, et sans vouloir jouer les Cassandre, il se pourrait bien, néanmoins, que les portes de la Scala soient closes. Dimanche prochain, nous serons le 7 décembre, c’est le jour rituel d’ouverture de la saison scaglière, autant dire qu’à Milan et dans toute l’Italie la menace de grève, prend le tour d’une affaire d’Etat. C’est que chaque année, ce 7 décembre est tout autant fête musicale que mondaine, comme le rappelle Pierre-Jean Rémy dans son Dictionnaire amoureux de l’Opéra. « Il fut un temps, (et sans doute ce temps perdure-t-il), où obtenir un siège pour cette soirée-là constituait un véritable tour de force pour ceux qui ne faisaient pas partie des happy few, le gratin de l’argent, de la mode, de la jet-set et de toute l’aristocratie réunies, véritables ou d’occasion. »
Mais l’on aurait tort, cependant, de prendre l’affaire à la légère. C’est qu’il y a sans doute derrière les revendications salariales d’une grande partie des musiciens et des ouvriers de la Scala une crise profonde d’identité. Il y a belle lurette que le théâtre milanais n’est plus au centre du monde lyrique. L’époque où tous les grands chanteurs jouaient du coude, du coup bas et du croc en jambes, pour s’y produire est révolue. Les carrières se jouent à présent à Londres, à New York, à Vienne et à Salzbourg, voire sur une ou deux scènes allemandes. Le temps d’une Callas (photo, D.R.) qui saluait, depuis la scène de la Scala, un Toscanini venu l’écouter, dans la salle, est loin derrière nous. Et peut-être est-ce là, d’ailleurs, que le bât blesse. A force de se croire omnipotents, quelques intendants d’opéras ont tout simplement oublié que l’histoire de ces grandes maisons est avant tout l’histoire du chant et l’histoire de la musique. A la Scala sont liés pour l’éternité les noms de Toscanini, de Victor de Sabata, de Giulini, d’Abbado et de Muti. Et cela n’est peut-être pas tout à fait un hasard si, l’été dernier, au beau milieu d’une Bohème, une pluie de tracts tombée du poulailler appelait au retour des grands chefs. « Ridateci Muti e Abbado! » Rendez-nous Muti et Abbado, rendez-nous nos grands chefs, fussent-ils rivaux… C’est qu’en Italie, l’opéra est affaire de cœur, de sang et de tripes, affaire d’Etat vous disait-on, alors… vivement dimanche !...
(France Musique, 1er décembre 2008)

Les plus grands orchestres du monde


« Le son d’un orchestre comme celui de Berlin est comparable à vos jardins anglais, confiait autrefois Karajan à Sir Simon Rattle. Vous le soignez, vous l’arrosez, vous le nettoyez, vous devez l’entretenir tous les jours. C’est un travail sans fin ». Entretien, à lire, dans la dernière livraison du Monde de la Musique, avec le patron actuel de la Philharmonie de Berlin. Simon Rattle, qui en profite d’ailleurs pour répondre à ceux qui le suspectaient, autrefois, et peut-être certains encore aujourd’hui, de vouloir brader l’héritage. « Evidemment, déclare Rattle, la tradition existe. Enfant, j’étais fasciné par l’art de Furtwangler, par sa manière de faire de la musique. Est-ce que cela a pour autant influencé ma façon de diriger ? Non… essayer d’imiter ne peut mener qu’à une sorte de postmodernisme ».


A l’aune de ses propos, on lira avec intérêt le classement publié ce mois-ci par nos confrères britanniques du magazine Gramophone. Les 20 plus grands orchestres du monde, jaugés et jugés par un panel de journalistes venus des quatre coins du monde. On a pris en compte les qualités musicales intrinsèques, mais aussi des critères tels que la place d’un orchestre dans la cité ou bien encore la capacité de maintenir son statut d’icône. C’est donc forcément subjectif, mais c’est assez passionnant. Et cela réserve aussi quelques surprises. Alors, évacuons tout de suite le sujet qui fâche, mais évidemment pas un orchestre français au palmarès. La Philharmonie tchèque ferme le ban, au 20ème rang, juste au-dessus d’elle les orchestres de Saito Kinen, du Met et de Leipzig, au 17ème rang, c’est assez loin. 9ème, et c’est une sorte d’exploit, le jeune orchestre du Festival de Budapest, qui n’a que 25 ans d’âge. Los Angeles est 8ème, Cleveland juste devant. L’Orchestre de la radio de Bavière est 6ème, et puis je vous livre donc le top five. Numéro 5, Chicago. 4ème, le LSO. Le Philharmonique de Vienne se classe 3ème avec des commentaires peu amènes à l’égard de certains choix artistiques, certains choix de chefs invités en particulier, Gergiev et Harding pour ne pas les nommer. 2ème plus grand orchestre du monde, selon Gramophone : Berlin. Alors aurez-vous deviné le 1er… C’est le Concertgebouw d’Amsterdam (photo D.R.). « Lorsque je suis arrivé, confie son chef Mariss Jansons, les journalistes me demandaient tous ce que je souhaitais changer. Rien pour l’instant, avais-je répondu. Et je veux juste que nous continuions, musiciens et chef, à apprendre ensemble ».

(France Musique, 26 novembre 2008)

So... "unexciting" ?






Les critiques ont été particulièrement, sinon abusivement féroces, avec Jean-Christophe Spinosi (photo, D.R.) qui dirige ces jours-ci un Cosi fan tutte au Théâtre des Champs-Elysées, à Paris. « Geste boursouflé, narcissique, note par exemple Mehdi Mahdavi sur altamusica.com, de quoi satisfaire un public envoûté par l’énergie ébouriffante de cet agité de la baguette. » C’est là que débute sans doute la confusion des genres entre le commentaire musical et le bon mot. La palme revenant à Marie-Aude Roux. Dans les colonnes du Monde, notre consoeur pointe « une franche incompréhension de la syntaxe mozartienne. Mais reste à cette direction d’orchestre qui tient du paraphe, ajoute-t-elle, un je ne sais quoi d’érotiquement jubilatoire ».
"Erotiquement jubilatoire"… on voit bien l’effet que cela fait, mais voilà qui donnera du grain à moudre à Spinosi. « En France, déclare le chef dans Télérama, nous avons beaucoup de gens qui analysent à peine la musique, la pratiquent… un peu, et promulguent des avis définitifs sur l’esprit et le bon goût. Je rêverais de régler certains procès à la pointe de l’archet, dans des joutes de style ». Notez que cela a du panache.


Notez aussi que l’affaire n’est pas nouvelle. En 1967, lorsqu’il dirigea une série de représentations de La Flûte enchantée, au Met, Josef Krips se fit épingler par le Times, "ce fut une Flûte, notait le quotidien… « unexciting »" - pas très excitante, quoi… "Mais une Flûte enchantée excitante ?" , relève Krips dans ses Mémoires. "Je ne peux absolument pas l’imaginer… et pourtant, inutile de se battre à ce propos, il n’y a qu’à l’avaler".
Un dernier mot, enfin, à l’adresse des jeunes chefs. Il est signé du même Josef Krips. « Commencez avec Mozart ! Non pas parce que j’estime que c’est facile, mais au contraire, précisément parce que c’est difficile. Et puis dirigez pour pouvoir vivre ! Absorbez, appréciez, triez, lisez, attendez, vivez et écoutez ! Lancez-vous au pied levé, si c’est nécessaire, même sans répétition. Mais travaillez à fond, aussi, et n’ouvrez pas les bourgeons de votre talent avant qu’ils soient mûrs pour la floraison ».

(France Musique, 21 novembre 2008)

Songe musical

« Je veux écrire mon songe musical », disait Debussy en 1911. Eh bien ce Songe musical est aujourd’hui le titre d’un essai que Jean-Yves Tadié consacre au compositeur français, chez Gallimard. C’est un essai à l’image exacte de son auteur, brillant, formidablement érudit et léger, un plaisir de lecture sans partage, traversé de correspondances entre les époques et les arts, traversé aussi de mille et unes rencontres, s’il n’en était qu’une, Debussy et Proust, le génie souriant et le génie sombre. Debussy et les femmes, femmes du monde, grisettes et cocottes sans lesquelles le compositeur n’aurait rien été. Debussy comme une figure de style, "l’arabesque, l’expression musicale de la caresse amoureuse, de l’extase prolongée en rêverie. Quand ai-je écouté Debussy pour la première fois ? s’interroge Jean-Yves Tadié. Un 78 tours noir et rouge, la Cathédrale engloutie jouée par Gieseking, La fille aux cheveux de lin, transcrite pour le violon et interprétée par Heifetz. Plus tard, les concerts de l’Orchestre national, Inghelbrecht dirigeait, à sa manière vaporeuse, ouatée, impressionniste. Alors, s’il est difficile, écrit Tadié, de définir ce qu’est le style en littérature, a fortiori en musique, peut-être celui de Debussy culminerait-il dans la brièveté. La petite phrase de la sonate de Vinteuil, chez Debussy, on a beau l’attendre, elle ne reviendra pas. Vous avez aimé ce thème ? Trop tard ! Il ne sera pas repris. C’est à nous, à notre mémoire, de reconstituer ce qui n’est déjà plus là. Les fées sont d’exquises danseuses : cette danse des fées ne me surprenait pas. Sur la pelouse que dominait notre appartement d’Auteuil, ma mère m’avait expliqué que les cercles qu’on apercevait étaient la trace de la danse des fées." Debussy ou l’art de la concision. "Aux longs développements wagnériens j’ai toujours préféré les étranglements debussystes", conclut l’essayiste.. Vous connaissez le mot du poète : "la supression volontaire de toute contingence bavarde".
(France Musique, 20 novembre 2008)

Mozart 2008

Quoi de neuf ? Mozart. Sur son blog Le Western culturel, le journaliste Benoit Delmas revient sur l’affaire DSK. Quel rapport, me direz-vous, entre le patron français du FMI et le compositeur autrichien ? J’y viens : "Dans l’affaire Strauss-Kahn, écrit Benoît Delmas, le seul problème fut que les Américains ne voient pas comme nous les falbalas sexuels. Autant écrire, en évitant de tortiller de la phrase pour cause de vendetta judiciaire qu’un homme qui veut être président du Fonds Monétaire international doit en accepter les règles. DSK vit joyeusement comme un Don Juan. Cela ne regarde que lui. Le problème : qu’il ait offert une opportunité aux ennemis de la France de se payer un de ses représentants. Dommage que DSK n’ait pas écouté Mozart et Da Ponte. Le puritanisme, le goût de la mort, la flambe, dans Don Juan, tout est là."

Quoi de neuf ? Mozart. "A tel point que la valetaille des demi-habiles a fondu sur lui avec un prodigieux appétit". Edito signé Sylvain Fort sur forumopera.com. "Voilà que l’on aura tout eu, tout entendu. Et tout vu. Voulez-vous du Mozart nerveux, musclé, rapide, tendu, écorché, dénervé, ou même gourmé, dansant, sautillant, virevoltant ? Vous n’avez que l’embarras du choix. Gardiner, Harnoncourt, Minko, Harding, et même Muti, Abbado, Staier, Concerto Köln, Jacobs, Spinosi. Et je ne parle pas des voix", ajoute Sylvain Fort - pudeur oblige. C’est là le vrai Mozart, nous dit-on. Or, franchement, poursuit l’éditorialiste, nous ne savons pas où est cette vérité de Mozart. Mais si nous écoutons Schnabel, Edwin Fischer, Furtwängler, Barenboim première manière, Szell, Casadesus, Beecham, Bruno Walter… il nous semble apercevoir une autre lumière. Quelque chose comme davantage de grâce. Et nous sentons avec tristesse, conclut Sylvain Fort, qu’à force de mauvais traitements, de cuistreries et de novations effarantes, Mozart a pris congé de nous. Il a disparu. Il s’est absenté. Cela fait un moment qu’on ne l’a plus revu…"

Quoi de neuf ? Mozart…
(France Musique, 11 novembre 2008)

American dream

La crise aura donc valu aux Etats-Unis un président porteur d’espérance, mais elle aura eu raison du Flamand le plus flambant du petit monde lyrique. Gérard Mortier jette l’éponge, la nouvelle est officielle depuis samedi soir, le patron de l’Opéra de Paris renonce à prendre les rênes du New York City Opera qu’il devait diriger à partir de l’automne prochain. « Je ne vais pas aller à New York avec 36 millions de dollars », déclare Monsieur Mortier. 36 millions, c’est le budget sévèrement revu à la baisse du New York City Opera. Conjoncture oblige, donc, là où l’institution lyrique avait promis 60 millions pour financer les très ambitieux projets de Gérard Mortier et de ses amis régisseurs. Le Belge ne désarme pas, néanmoins, qui cherche d’ores et déjà de nouveaux lieux pour accueillir quelques-unes des commandes passées.
Un opéra de Philip Glass autour de la vie de Walt Disney, ou bien encore une adaptation de Brokeback Mountain. Mais exit, pour l’instant, le bel et fol espoir de faire la nique au Metropolitan Opera, qui lui, l’air de rien, poursuit sa tranquille révolution, voir la dernière production en date de La Damnation de Faust, confiée à l’excellent mais toujours discret Robert Lepage qui bientôt, également, s’attaquera au Ring.

Gérard Mortier aura donc été l’une des victimes sacrificielles de la crise mondiale. Gageons, et espérons, que ce cruel épisode lui aura ouvert les yeux plus grands, peut-être, qu’ils ne l’étaient sur ce qu’il est coutume d’appeler aujourd’hui « l’économie réelle ». Je veux dire une maison d’opéra qui ne fonctionne pas seulement selon le bon vouloir du Prince, c’est ainsi pourtant que les choses vont en France. Rappelons que le budget de l’Opéra de Paris s’élève à 160 millions d’euros, financé exclusivement par le contribuable, un opéra… populaire, c’était le beau slogan de 1989. On sait ce qu’il en est de l’avenir des slogans. Il sera temps, quand Monsieur Mortier aura quitté ses fonctions, de faire les comptes. En attendant, les tenants de la fameuse mais coûteuse exception culturelle française auraient peut-être finalement quelques leçons d’humilité, sinon d’économies, à prendre de nos amis américains.
(France Musique, 10 novembre 2008)

"Intégration zéro"

Au pays de Barack Obama, l’orchestre reste bel et bien blanc. C’est Ivan Alexandre, qui a eu le nez creux, et qui signe son édito du mois dans la dernière livraison de Diapason. Cinq orchestres américains sont passés par Paris ces derniers mois. "Tous uniformément de la même couleur, blanche. Noyé dans les rangs du Chicago Symphony Orchestra, un trompettiste noir pour une quinzaine de musiciens d’origine asiatique. Situation analogue dans les pupitres de Boston et de Los Angeles. Enfin, début septembre, salle Pleyel, le New York Philharmonic se dispensait entièrement d’artistes noirs. Intégration zéro", note Ivan Alexandre. A quoi l’on ajoutera que le phénomène vaut tout autant pour l’Europe. Et à quoi l’on ajoutera aussi que nous y avons, nous autres, journalistes, une large part de responsabilité. Un exemple, s’il en était besoin. Il y a actuellement dans le Sud-Ouest de la France deux jeunes chefs de très grand talent, l’un est Ossète, Tugan Sokhiev, qui dirige le Capitole de Toulouse et bénéficie d’un état de grâce médiatique hors de pair. L’autre s’appelle Kwamé Ryan, il dirige l’Orchestre de Bordeaux, et je mets au défi quiconque de l’autre côté de son poste ce matin, avoir beaucoup entendu parler de lui ne serait-ce que sur notre chaîne. Devrions-nous faire mea culpa. Serait-ce que ce jeune homme est de couleur, et que ceci importerait davantage que ses qualités propres, excellent chef dans le répertoire comme dans la musique contemporaine. Je ne serais pas loin d’y mettre ma main à couper.

Quoi qu’il en soit, "l’uniforme pâleur de nos orchestres prépare-t-elle leur marginalisation, donc leur déclin ?" Question posée par Ivan Alexandre. Alors, soyons honnêtes, et complets. La couleur est une chose, mais l’on sait aussi depuis Bourdieu et ses disciples la discrimination… sociale, l’orchestre en est un exemple édifiant.

Et à rebours, voire la réussite fantastique du Sistema venezuelien et de sa figure de proue, le jeune Gustavo Dudamel. 27 ans à peine et bientôt à la tête du Philharmonique de Los Angeles. Sacré pied-de-nez, et brillant symbole d’avenir.

(France Musique, 7 novembre 2008)

Obama / Beethoven

Il se pourrait bien que tout se soit joué le 28 août dernier, à Denver, Barack Obama y faisait le discours de clôture de la convention démocrate. « Un chef d’œuvre, une symphonie », s’enthousiasmait aussitôt un commentateur sur CNN. Mieux encore, « une symphonie… de Beethoven», et là je cite l’auteur du blog eyesonobama.com, autant dire un supporter fervent. « Ce discours s’écoulait de mouvement en mouvement, parfois staccato, d’autre fois romantique, puissamment inspiré. »
Obama / Beethoven, même combat, donc. Ce ne sera pas la première ni la dernière fois que l’on récupère le compositeur, relire s’il en était besoin le passionnant essai d’Esteban Buch sur l’histoire politique de la Neuvième. Mais relire aussi, deux ou trois philosophes, et non des moindres. Roland Barthes : « Beethoven a été le premier homme libre de la musique. Où l’œuvre devient la trace d’un mouvement, d’un itinéraire, en appelle à l’idée de destin » - on ne saurait mieux dire, aussi, pour la chose et le destin politique.
Et puis encore, Herman Hesse : « Il est un musicien que je n’aime ni ne désire écouter tout le temps. C’est Beethoven. Il a ce savoir du bonheur, de la sagesse, de l’harmonie qu’on ne trouve pas sur les chemins aplanis, mais qui surgissent sur les sentiers qui bordent les abîmes, ce savoir qu’on ne cueille pas avec le sourire mais avec des larmes et épuisé de douleur. Beethoven, chez qui jaillit de la misère et de la déréliction un pressentiment du sens du monde, un savoir de la rédemption. »
Nietszche, enfin. « Beethoven est le produit hybride d’une vieille âme agonisante qui n’en finit pas de se briser, et d’une âme à venir et très jeune, et qui n’en finit pas d’arriver. Beethoven, le premier qui fit parler à la musique un langage nouveau, défendu jusque-là, le langage de la passion. »
(France Musique, 6 novembre 2008)

Petits poisons

Stanislas Merhar est comédien, il a 37 ans, un parcours plutôt
bien sélectif, Adolphe, au côté d’Adjani, des films signés Oliveira, Chantal Akerman, Anne Fontaine, ou bien encore Michel Deville. Il publie ces jours-ci un beau récit de salvation, intitulé Petits poisons, le cinéma et les femmes y tiennent bien sûr une place de choix, mais aussi et surtout la musique. Car avant de faire l’acteur Stanislas Merhar toucha du piano, plutôt bien dit-on, passage par l’Ecole normale de Musique et puis à 20 ans, le jeune homme décide de tout plaquer. Je ne sais pas d’ailleurs si ce sont ses origines slovènes, mais il y a dans le regard, extrêmement mélancolique, dans ce visage pâle taillé à la serpe quelque chose qui rappelle un grand pianiste celui-ci, Ivo Pogorelich. Bref, Petits poisons, c’est en grande partie l’histoire de cette relation passionnelle, l’emballement, l’amour-fusion, puis le temps venu, la détestation du piano. Tout commence ainsi, par ces quelques éclats de récit, que je vous livre en vrac. « D’abord le mot m’a plu. Le mot et le meuble. Quart de queue. A quel point c’est grand, solennel, solitaire. Ensuite j’ai aimé tout, le mot, les touches, la tonalité, la totalité. Des moments précis, dans Rachmaninov et Chopin, juste une respiration, toute la journée, même la nuit. La sonorité m’envahit, sa réalité, son expansion. Faire sonner le piano, sortir le son, je sais faire. Mes doigts, ma nuque tendus, j’apprends mal, pas assez assidu, mais le son, je le fais. Personne ne me l’a appris. Je lutte, aussi, pour que la musique reste ma passion. J’en ai écouté trop, trop jeune. A force de s’injecter des nocturnes et des arias, la musique fait du dégât. Un bleu, plus sombre que le noir chez Schubert. Le chant de Chopin. Chez Schumann, la noyade. A scooter avec mon walkman, la musique et moi avons formé une association de malfaiteurs ».

(France Musique, 4 novembre 2008) - Photo Paris Tout Court 2007

Best of french

Vous connaissez sans doute le mot de Rubinstein, « Le meilleur public du monde, ce sont les Anglais ; ils applaudissent toujours, même quand vous jouez bien ». Or il me semble que la vérité est ailleurs, et je la formulerai ainsi : les Anglais sont assurément LEUR meilleur public. Et voilà d’ailleurs sans doute tout ce qui nous sépare. Pour preuve, s’il en était besoin, la couverture du magazine BBC Music, numéro d’octobre : c’est Bryn Terfel, fièrement drapé dans le drapeau de l’Union Jack – Bryn Terfel, "best of british", "le meilleur du Britannique" indique le titre. Car tout de même et bien qu’il vienne d’enregistrer un programme de songs anglaises, notre baryton se sent avant tout bel et bien gallois, « définitivement gallois », je le cite « même si mon passeport est britannique. Mais au fond, je pense que nous sommes un seul et même peuple… jusqu’à ce que nous commencions à jouer au rugby ».
Best of british, 18 pages spéciales dans ce numéro de BBC Magazine consacrées à la musique britannique, 750 années de leur répertoire, de Dunstable à Vaughan Williams en passant bien sûr par l’enfant adoptif, je veux dire Handel.
C’est l’esprit anglais, mais c’est cette façon aussi, franche, absolument décomplexée et joyeuse d’arborer le drapeau, littéralement, donc. De célébrer les siens, ses compositeurs, ses interprètes, après tout, qui d’autre le ferait mieux ? - voir Terfel, donc, voir l’hommage rendu dans les mêmes colonnes de ce canard à Vernon Handley, qui vient de disparaître et qui fut je cite « le héros britannique, le chef, l’ambassadeur infatigable de la musique de son pays ».
Alors, excès de zèle nationaliste, diront certains, chauvinisme abusif, en vérité il y a un peu de cela, beaucoup aussi tout simplement le syndrome insulaire, si loin de nous qui entretenons volontiers le sentiment décliniste, la dérision et le persiflage. Terfel dans le drapeau britannique, et pourquoi pas l’ami Roberto emballé de bleu-blanc-rouge...
Allez, en conclusion, je vous donne tout de même le sommaire de la prochaine livraison de BBC Magazine, à paraître demain : dossier Spécial Messiaen, Poulenc compositeur du mois, un voyage musical à Paris et focus sur Susan Graham, interprète des mélodies françaises. C’est un festin français, « A french feast », de l’autre côté de la Manche.

(France Musique, 31 octobre 2008)

Ciccolini / Pogorelich

D’abord l’on jauge la silhouette, puis l’allant, la tournure, le pas. Puis vient la musique. L’autre soir, salle Pleyel, à Paris, Ciccolini avait cette démarche incertaine du petit homme de 83 ans, la silhouette, donc, biscornue, mais l’esprit déjà dans les étoiles, présence intacte et prodigieuse. A l’image de Claudio Arrau à la fin de sa vie, Aldo Ciccolini est un grand maître inégalable par son phrasé d’une sensibilité exigeante. C’est Nicole Duault, qui souligne, article à lire sur altamusica.com, Ciccolini, ses mains aux doigts recourbés sur l’instrument nous replongent dans l’univers de Cortot. L’effleurement suave du clavier, la pertinence sonore, Saint-Saens, Schubert, Debussy, en toutes choses une vraie leçon de musique. Ciccolini est un jeune pianiste de 83 ans.

Jauger la silhouette, l’allant, la tournure, le pas. Puis la musique. Jeudi dernier, salle Gaveau, le chauffage étouffait la cohue des grands soirs, note Sylvain Fort sur son blog, Allegro ma non troppo. "Pogorelich était annoncé. Et enfin il entra. Triste… et beau". "Celui qui ressemblait jadis à un prince Dalmate arbore désormais la mine désabusée et le crâne rasé d’un poète déchu. La démarche, lente et timide, moins chaloupée que chavirante. La présence face au piano, impérieuse. Mais la salle, enfiévrée par la présence du génie et des radiateurs poussés à fond, allait bientôt devoir subir la douche tiède d’un programme désolé et d’une interprétation étrange et funèbre."
"Un jeu comme au ralenti", poursuit Sylvain Fort, "où ce qui devrait être vigoureux… est rageur. Ce qui devrait être tendre… est attristé. Chopin mené avec de puissants éclats mais avec la couleur du regret. Puis Gaspard de la nuit, défiguré, à moins qu’il ne fut transfiguré, Gibet d’une folle audace, Scarbo rageur et infiniment amer.
Au sortir, un Monsieur tout chiffonné donnait son verdict
: « C’etait… tristounet ». Tristounet", conclut mon confrère ? "Allons, c’était désespéré. Donc salubre. Donc magnifique".

(France Musique, 30 octobre 2008)

Intimité musicale

La musique est la langue des émotions, ça va sans dire mais ça va mieux en le disant et surtout lorsque c’est Emmanuel Kant qui le dit. Et pourtant, les choses seraient trop simples. Car depuis quelques décennies, la science se découvre des vertus mélomanes, voir le dernier numéro de la très sérieuse revue Pour la science. C’est un numéro spécial, 70 pages où l’on verra que bien après que Pythagore eut exploré les relations entre la musique et les mathématiques, les instruments classiques livrent aujourd’hui aux physiciens des secrets sur leur fonctionnement intime. Vous saurez donc tout, absolument tout, y compris comment exciter au maximum la corde d’une harpe par la pulpe du doigt, tout sur l’optimisation de la perce par algorithmes génétiques, tout sur le rythme des anches, tout encore, sur l’ouverture de la valve oscillante, la longueur du tube, la raideur de l’anche, toujours elle, - l’ouverture au repos, très important la question de l’ouverture au repos, qui détermine le coefficient de perte dans l’instrument.

Vous en redemandez !! Il faudrait que je vous parle des pertes viscothermiques, de la convolution et des séries de Vito Volterra, 1860-1940. Enfin, imaginez-vous confortablement installés dans une salle. Le concert n’a pas encore commencé, vous entendez l’orchestre s’accorder, hautbois, violon, contrebasse… Et puis tout à coup, les premières mesures résonnent, et là miracle, la collection disparate des sources sonores se transforme en un orchestre homogène. Eh bien la prochaine fois vous ne direz pas merci au chef mais à tout ce qui se passe dans votre petite tête bien pleine, actions conjuguées du noyau cochléaire, du complexe olivaire, du noyau du lemniscus latéral, du colliculus inférieur et du corps genouillé médian du thalamus. Tout cela a l’air un peu cochon mais c’est bel et bien comme cela, pourtant, que l’on entend la musique. J’aurais encore voulu vous parler des vertus de la bouche artificielle pour mieux comprendre le génie de Miles Davis ou de Maurice André, eh oui, mais l’art étant de dire beaucoup avec peu, eh bien laissons faire les artistes, car si j’ose dire, c’est encore eux qui en parlent le mieux...

(France Musique, 24 octobre 2008)

Sur un plateau du Mato Grosso, Chopin...

A défaut de Prix Nobel, Claude Lévi-Strauss, cette année, sera entrée de son vivant dans l’édition de la Pléiade, la chose est rare, le grand homme valait bien ça. 100 ans le 28 novembre prochain, France Musique lui consacrera pour l’occasion une journée spéciale. On lira d’ici là l’ouvrage savant, sinon ardu, mais sans concession de l’excellent Jean-Jacques Nattiez. Son titre, Lévi-Strauss musicien, et d’ailleurs note aussitôt l’auteur, « un livre analogue au mien pourrait être consacré aux rapports entre Lévi-Strauss et la peinture, notamment pour étudier son rejet de courants majeurs du 20ème siècle : l’impressionnisme, le cubisme et l’art abstrait. Il est devenu un de ces grands intellectuels dont l’élégance d’écriture, l’originalité de pensée et l’acuité des prises de position expliquent l’aura et le charisme de la personne et de son œuvre ».
Mais la musique, donc. Qui traverse de part en part la trajectoire intellectuelle de Levi-Strauss. Une passion, qui accompagne au quotidien son travail d’écriture. Et pour ses lecteurs, une sensibilité qui éclate dans Tristes tropiques, en 1955.
Extrait : « Pendant des semaines, sur ce plateau du Mato Grosso occidental, j’avais été obsédé, non point par ce qui m’environnait et que je ne reverrais jamais, mais par une mélodie rebattue que mon souvenir appauvrissait encore. Celle de l’Etude n°3 opus 10 de Chopin, en quoi il me semblait, par une dérision à l’amertume de laquelle j’étais aussi sensible, que tout ce que j’avais laissé derrière moi se résumait.
Pourquoi Chopin, vers qui mes goûts ne m’avaient pas particulièrement porté ? Au moment où je quittai la France, c’était Pelléas qui me fournissait la nourriture spirituelle dont j’avais besoin. Mais je me disais que le progrès qui consiste à passer de Chopin à Debussy se trouve peut-être amplifié quand il se produit dans l’autre sens. Les délices qui me faisaient préférer Debussy, je les goûtais maintenant dans Chopin, mais sous une forme implicite, incertaine encore. J’aimais Chopin par excès, et non par défaut comme fait celui pour qui l’évolution musicale s’est arrêtée à lui
».

(France Musique, 10 octobre 2008)

"Gould nous manque"

C’est Kevin Bazzana qui le rappelle, dans sa
biographie du pianiste canadien, en bon puritain et en bon disciple de Schoenberg qui se respecte, Glenn Gould a toujours considéré Bach comme la source du canon germanique, l’un des premiers défenseurs des valeurs musicales rationnelles modernes. Et si l’art de Bach consiste, selon Schoenberg, « à tout créer à partir d’une seule chose », Bach est aussi le modèle absolu de l’ordre, de la logique, de l’intégrité structurale. Toute sa vie Glenn Gould aura fait sien ce Bach-là, peu de choses dans ses écrits sur l’autre versant de Bach le luthérien, le poète du timbre, l’homme du théâtre en musique. Non, Bach selon Saint Gould est un architecte, « l’artisan du contrepoint », ce sont ses mots, un idéaliste. Ainsi soit Bach, et ainsi Gould, assurément, a-t-il pour longtemps, l’éternité peut-être, façonné ce Bach-là à nos oreilles, en interprète génial mais définitivement toxique. Alors exit Landowska, exit Fischer, exit Casals, tout juste a-t-on fait mine de redécouvrir, il y a quelques années, que dans son combat Gould n’avait pas été tout à fait seul, voire même qu’une certaine Rosalyn Tureck, avant lui, avait fait œuvre de pionnière. On trouvera bien des idées de la pianiste américaine dans le jeu du jeune Gould. Mais à c’est lui, Gould, encore lui et toujours lui que l’on revient. Les tables de la loi. Tenez, écoutez Hélène Grimaud en parler. La jeune femme publie son Bach à elle, dans quelques jours, mais prudente, elle prévient, anticipe toutes velléités critiques : « Bach ou le Grand Castrateur, déclare Grimaud dans Classica. La seule idée de Bach a émasculé de nombreux musiciens. Le respect qu’il impose est tel qu’on ose à peine toucher à sa musique. Mais Gould, lui, eut le courage. J’aime son jusqu’auboutisme, sa manière, en jouant, de ne vivre que pour un crescendo. Qui est capable de cela aujourd’hui ? Gould nous manque. »

(France Musique, 9 octobre 2008) - Photo D.R.

Banc d'essai




A l’heure où le Mondial de l’automobile bat son plein, je m’interroge, y-aurait-il au fond quelque point commun entre une auto et une soprano ? Drôle de question, me direz-vous, question de garçon sans doute, et pourtant, il faut voir, et lire, le dernier numéro du magazine Classic FM. Nos confrères britanniques y font comme les canards spécialisés en grosses cylindrées et carrosseries rutilantes, jugez plutôt… ce banc d’essai comparatif entre Anna Netrebko et Angela Gheorghiu. « Les deux plus grandes sopranos vivantes », plein titre à la Une… prime tout de même à la jeunesse, pardon Angela, mais c’est la photo de Mademoiselle Netrebko, très vaporeuse, que l’on a choisi.

Et puis à l’intérieur, donc, portraits et interviews des deux brunes les plus incandescentes de la scène lyrique, et cette double page, intitulée « Fact File », une sorte de banc comparatif, oui - en regard : les parcours, partenaires, propos critiques, potins et autres caprices de nos deux stars. Du glamour et du business, où l’on apprendra qu’Anna Netrebko vient d’apparaître, en Autriche, son pays d’adoption, dans une pub pour une eau à bulles - sans doute l’effet maternité… - qu’Angela Gheorghiu ne rechigne pas à réquisitionner coiffeur et maquilleur pour ses interviews à la radio, que la belle n’hésita pas d’ailleurs à retoucher son rouge à lèvres pendant une représentation filmée du Requiem de Verdi, sans doute était-ce celui d’Abbado, à Berlin, il faut avouer que la soprano y était apparue aussi très décolletée. « Mon instrument est mon corps tout entier, confie la brune Roumaine au journal britannique, il faut donc que je prenne soin de moi et de tout ce qu’il y a autour de moi ». Et autour d’elle, notamment, une certaine Anna Netrebko. Mais n’allez pas lui en parler. « La pauvre fille ! » s’esclaffe-t-elle. Puis, sur le ton de la confidence, « D’ailleurs, dites à tout le monde que je suis blonde. Oui, ce serait tellement plus drôle… ».
(France Musique, 6 octobre 2008) - Photos D.R.